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ge - 1955 - Paris
Marge savait ce que voulait dire « être populaire ». L’air s’élec-
trisait partout où elle faisait claquer les talons de ses escarpins
Dal Co’. Quand elle entrait dans un restaurant le volume sonore
s’étouffait, les couverts se posaient et les hommes cessaient de
mastiquer. Hélène voyait bien que son amie fascinait, mais Marge
s’en foutait et continuait à déambuler comme bon lui semblait.
C’était toute sa différence. Une force insoupçonnée. Elle adorait
les autres mais restait imperméable à leur jugement. En dévoilant
un sein, sous son bonnet phrygien, elle aurait guidé le peuple vers
la liberté. Marge s’abandonnait à elle-même. Cary, son éternel
amour, avait révélé en elle une confiance qui la tenait debout face
à n’importe qui. Par contre il n’était nullement responsable du
mystère de son âme, de son pouvoir envoûteur, de la justesse de
ses mots, d’une intelligence à faire peur. Dès la première seconde,
sur les quais bas de Paris, Mogul savait qu’il serait le disciple
d’une femme souveraine.
Marge fascinait le monde en étant elle-même. Sans se forcer. Sans
le rechercher. Juste en écoutant son corps autant que ses pensées.
On était en mai, vers la fin de journée. Dans la maison du
Boul’Mich chacune vaquait. Hélène bouquinait. Marge se frottait
les croûtes des pieds puis poussait ses cuticules, comment veux-
tu ? En fond sonore, le luth de Samy Elmaghribi transportait la
jeune Marocaine dans l’atlas de ses souvenirs.
Soudain il y eut du brouhaha sur le boulevard. Les automobiles
klaxonnaient, les gens criaient, ça sifflait, le ton montait. À cette
heure, le portail de la casbah n’était jamais fermé, ça rentrait, ça
sortait. Le couinement métallique et la petite clochette qui tintin-
nabulait indiquaient une présence dans la propriété.
Les deux femmes se levèrent et virent adossée au porche une
blondeur essoufflée, des mèches ébouriffées, une épaule dénudée
dans un vichy olé olé.
Sa bouche était un cœur, ses yeux dévastateurs, sa peau d’une
blancheur à faire rougir la neige, à faire noircir le liège. Elle leva
son visage. Marge et Hélène se reculèrent impressionnées. La pe-
tite se faisait traquer comme une biche en forêt et avait suivi cet
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Marge savait ce que voulait dire « être populaire ». L’air s’élec-
trisait partout où elle faisait claquer les talons de ses escarpins
Dal Co’. Quand elle entrait dans un restaurant le volume sonore
s’étouffait, les couverts se posaient et les hommes cessaient de
mastiquer. Hélène voyait bien que son amie fascinait, mais Marge
s’en foutait et continuait à déambuler comme bon lui semblait.
C’était toute sa différence. Une force insoupçonnée. Elle adorait
les autres mais restait imperméable à leur jugement. En dévoilant
un sein, sous son bonnet phrygien, elle aurait guidé le peuple vers
la liberté. Marge s’abandonnait à elle-même. Cary, son éternel
amour, avait révélé en elle une confiance qui la tenait debout face
à n’importe qui. Par contre il n’était nullement responsable du
mystère de son âme, de son pouvoir envoûteur, de la justesse de
ses mots, d’une intelligence à faire peur. Dès la première seconde,
sur les quais bas de Paris, Mogul savait qu’il serait le disciple
d’une femme souveraine.
Marge fascinait le monde en étant elle-même. Sans se forcer. Sans
le rechercher. Juste en écoutant son corps autant que ses pensées.
On était en mai, vers la fin de journée. Dans la maison du
Boul’Mich chacune vaquait. Hélène bouquinait. Marge se frottait
les croûtes des pieds puis poussait ses cuticules, comment veux-
tu ? En fond sonore, le luth de Samy Elmaghribi transportait la
jeune Marocaine dans l’atlas de ses souvenirs.
Soudain il y eut du brouhaha sur le boulevard. Les automobiles
klaxonnaient, les gens criaient, ça sifflait, le ton montait. À cette
heure, le portail de la casbah n’était jamais fermé, ça rentrait, ça
sortait. Le couinement métallique et la petite clochette qui tintin-
nabulait indiquaient une présence dans la propriété.
Les deux femmes se levèrent et virent adossée au porche une
blondeur essoufflée, des mèches ébouriffées, une épaule dénudée
dans un vichy olé olé.
Sa bouche était un cœur, ses yeux dévastateurs, sa peau d’une
blancheur à faire rougir la neige, à faire noircir le liège. Elle leva
son visage. Marge et Hélène se reculèrent impressionnées. La pe-
tite se faisait traquer comme une biche en forêt et avait suivi cet
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