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L’ours, très mauvais complimenteur,
Lui dit : «Viens-t’en me voir.» L’autre reprit : «Seigneur,

Vous voyez mon logis ; si vous me vouliez faire
Tant d’honneur que d’y prendre un champêtre repas,

J’ai des fruits, j’ai du lait : ce n’est peut-être pas
De Nosseigneurs les Ours le manger ordinaire ;
Mais j’offre ce que j’ai.» L’ours l’accepte ; et d’aller.

Les voilà bons amis avant que d’arriver.
Arrivés, les voilà se trouvant bien ensemble ;

Et bien qu’on soit à ce qu’il semble
Beaucoup mieux seul qu’avec des sots,
Comme l’ours en un jour ne disait pas deux mots,
L’homme pouvait sans bruit vaquer à son ouvrage.
L’ours allait à la chasse, apportait du gibier,

Faisait son principal métier
D’être bon émoucheur(4), écartait du visage

De son ami dormant ce parasite ailé
Que nous avons mouche appelé.

Un jour que le vieillard dormait d’un profond somme,
Sur le bout de son nez une allant se placer

Mit l’ours au désespoir ; il eut beau la chasser :
«Je t’attraperai bien, dit-il. Et voici comme.»

Aussitôt fait que dit : le fidèle émoucheur
Vous empoigne un pavé, le lance avec roideur,
Casse la tête à l’homme en écrasant la mouche,
Et non moins bon archer(5)que mauvais raisonneur,
Roide mort étendu sur la place il le couche.

Rien n’est si dangereux qu’un ignorant ami ;
Mieux vaudrait un sage ennemi.

(4) Celui qui chasse les mouches. (5) Habile à viser.

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