Page 89 - Chateaux
P. 89
tave FLAUBERT à Maxime DU CAMP. Croisset, 7 avril 1848. [coll. B. DANIEL]

"Alfred est mort lundi soir, à minuit. Je l’ai enterré hier. Je l’ai gardé pendant deux nuits. Je l’ai enseveli dans
son drap, je lui ai donné le baiser d’adieu et j’ai vu souder son cercueil. J’ai passé là deux jours larges. En le
gardant, je lisais Les Religions de l’antiquité de Kreutzer. La fenêtre était ouverte, la nuit était superbe, on
entendait les chants du coq et un papillon de nuit voltigeait autour du flambeau. Jamais je n’oublierai tout cela,
ni l’air de sa figure ni, le premier soir, à minuit, le son éloigné d’un cor de chasse qui m’est arrivé à travers les
bois. Le mercredi j’ai été me promener tout l’après-midi avec une chienne qui m’a suivi sans que je l’aie appelée.
Cette chienne l’avait pris en affection et l’accompagnait toujours quand il sortait seul. La nuit qui a précédé sa
mort, elle a hurlé horriblement sans qu’on ait pu la faire taire. Je me suis assis sur la mousse à diverses places,
j’ai fumé, j’ai regardé le ciel, je me suis couché derrière un tas de bourrées de genêts et j’ai dormi. La dernière
nuit, j’ai lu Les Feuilles d’automne. Je tombais toujours sur les pièces qu’il aimait le mieux ou qui avaient
trait pour moi aux choses présentes. De temps à autre j’allais lever le voile qu’on lui avait mis sur le visage, pour
le regarder. J’étais enveloppé d’un manteau qui a appartenu à mon père et qu’il n’a mis qu’une fois, le jour du
mariage de Caroline. Quand le jour a paru, vers 4 heures, moi et la garde nous nous sommes mis à la besogne.
Je l’ai soulevé, retourné et enveloppé. L’impression de ses membres froids et raidis m’est restée toute la journée au
bout des doigts. Il était affreusement décomposé. Nous lui avons mis deux linceuls. Quand il a été ainsi arrangé,
il ressemblait à une momie égyptienne serrée dans ses bandelettes et j’ai éprouvé je ne puis dire quel sentiment
énorme de joie et de liberté pour lui. Le brouillard était blanc, les bois commençaient à se détacher sur le ciel, les
deux flambeaux brillaient dans cette blancheur naissante. Des oiseaux ont chanté et je me suis dit cette phrase
de son Bélial : "Il ira, joyeux oiseau, saluer dans les pins le soleil levant", ou plutôt j’entendais sa voix qui me la
disait et tout le jour j’en ai été délicieusement obsédé. On l’a placé dans le vestibule. Les portes étaient
décrochées et le grand air du matin venait avec la fraîcheur de la pluie, qui s’était mise à tomber. On l’a porté à
bras au cimetière. La course a duré plus d’une heure. Placé derrière, je voyais le cercueil osciller avec un
mouvement de barque qui remue au roulis. L’office a été atroce de longueur. Au cimetière, la terre était grasse.
Je me suis approché sur le bord et j’ai regardé une à une toutes les pelletées tomber. Il m’a semblé qu’il en
tombait cent mille. Pour revenir à Rouen, je suis monté sur le siège avec Bouilhet. La pluie tombait raide... ".

Alfred LE POITTEVIN,

Une promenade de Bélial :

Bélial, génie ou avatar du diable, dévoile à un couple de
jeunes mariés, grâce à un anneau et à un miroir
magique, la raison d’être de l’univers et de l’évolution du
vivant.

Une promenade de Bélial, conte philosophique sur la
métempsychose (passage d’une âme dans un autre
corps) est un exemple des essais littéraires de l’ami
d’enfance puis de jeunesse de Gustave Flaubert.

A la mort d’Alfred en 1848, Flaubert tâcha un temps de
récupérer les papiers laissés par son ami, et notamment
le manuscrit de Bélial que souhaitait lire Louis Bouilhet
(lettre écrite de Damas le 2 septembre 1850), mais
l’ensemble resta entre les mains de son fils Louis Le
Poittevin (1847-1909), peintre, ami et confident de Guy
de Maupassant, qui le confia à René Descharmes.

Celui-ci publia Les Œuvres inédites d’Alfred Le Poittevin,
chez Ferroud en 1909, comprenant outre ce conte,
plusieurs poèmes dont les quatre quatrains, "À Gustave
Flaubert", en lien étrange avec L’Albatros de Baudelaire,
puisque comparant le destin du poète à celui d’un
oiseau de mer privé de ses ailes !

87
   84   85   86   87   88   89   90   91   92   93   94