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Pourquoi rentrer ? Voilà 3 semaines que Marge devenait New
Yorkaise. Elle s’était faite à tout. Devenue plus effervescente
qu’un Alka Seltzer. Clubs de jazz, virées à Coney Island, visites
quotidiennes du MoMa, lectures dans Central Park. Elle rentrait
chez Cary vers 17h, se versait un verre de bourbon de qualité, se
faufilait dans une nuisette en soie en se laissant porter par la mu-
sique du gramophone. Elle ouvrait un magazine Vogue et allumait
une cigarette américaine. Marge était heureuse. Hélène lui man-
quait très souvent. Elle aurait adoré la faire venir. Mogul lui avait
d’ailleurs proposé, mais sa colocataire polonaise ne pouvait pas
se passer de son salaire en allant s’amuser par delà l’Atlantique.
Marge était beaucoup plus insouciante.
Dans le fond de cette galerie, devant laquelle elle passait réguliè-
rement, Marge vit deux hommes installant un très grand format.
Ils peinaient tant l’objet était lourd et dense. La jeune femme s’ap-
procha et les aida à fixer cette peinture au mur. Une fois accrochée,
elle prit du recul et fut envahie d’une émotion rare. Troublée par
un tourbillon tentaculaire. Elle posa ses fesses par terre et scruta
ces formes géométriques imbriquées dans cette toile circulaire.
Des triangles se frottaient les uns contre les autres, effleurant des
rectangles bicolores, dominant des carrés indolores. De l’abstrac-
tion au sens le plus pur. Elle y voyait la fin de la soumission. Ce
tableau était un appel à la révolte, un hymne sur un champ de
bataille. Elle savait que l’artiste était une femme, elle n’avait au-
cun doute là-dessus. Elle demanda tout de suite à savoir son nom.
Le responsable du lieu l’invita au vernissage le soir-même. « La
peintre serait là et son mari aussi peut-être » lui dit-il. Qu’est-ce
que ça pouvait foutre à Marge que l’homme de cette créatrice soit
là. Elle voulait rencontrer cette visionnaire.
Vers 19h, elle s’éclipsa de l’Hôtel Saint-Moritz sans donner d’ex-
plication à son amant. Il la savait indomptable. Impossible d’ar-
river discrètement à un vernissage au bras de l’homme le plus
célèbre de la ville. Marge savait que ce soir-là, elle devait être
seule. Une foule jouait des coudes devant les petits fours et les
flûtes à bulles. La jeune femme de 17 ans, se dirigea de façon

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