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male devant l’œuvre qui l’avait tant chamboulée. Elle posa ses
deux escarpins blanc cassé à 3 mètres de cette beauté infinie et se
laissa partir dans un voyage intérieur des plus fous.
— V ous n’êtes pas en train de faire dodo chez papa et maman,

susurra en français une voix grave mais tellement sexy.
— E t vous, vous n’êtes pas en train de préparer la soupe à votre

mari bedonnant, répondit Marge du tac-au-tac sans même le-
ver les yeux.
— J e ne pouvais pas ce soir, j’avais autre chose à faire, dit Lee
en souriant.
— M ais comment savez-vous que je suis française, s’étonna
Marge.
— J e sais surtout que vous n’êtes pas française… plutôt tuni-
sienne, marocaine ?
— M arocaine, j’habite à Paris chez un oncle et suis en vacances à
New York pour quelques jours encore.
— N ous aurons donc le temps de faire connaissance.
Marge regarda enfin son interlocutrice et fut perturbée comme le
matin-même. Lee Krasner portait un costume d’homme en tweed
vert anglais. Sans chemise, ni T-shirt, elle laissait entrevoir sa
poitrine en fonction de ses mouvements plus ou moins brusques.
Ça ne la dérangeait pas du tout. Des lunettes fumées en écailles
reposaient sur un nez imposant et flirtaient avec une frange cou-
pée de façon autodidacte. Elle fumait des Lucky Strike et buvait
coupe sur coupe. La peintre avait une bouche immense abritant
des dents démesurées. Elle était prête à croquer dans la pomme.
Les deux femmes ne se lâchèrent pas. Elles étaient seules au
monde. Lee expliquait toute l’importance du goutte-à-goutte et
le détachement conscient qu’elle effectuait lors de ses périodes
de création. Marge trouvait que ces tableaux n’avaient ni de com-
mencement, ni de fin. Krasner prit cela comme le plus joli com-
pliment de la soirée. Toutes deux étaient des pendules oscillantes,
supposant que le changement était leur seule constante. Sans s’en
rendre compte, elles se tenaient par la main, bougeaient légère-
ment leurs index et se faisaient frissonner mutuellement. Lee ap-
pela un taxi et s’échappa de ce gourbi guindé gondolant de gueux
dégoulinants. Direction son atelier.

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