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LES INFRÉQUENTABLES

Pourtant, le voyage a fourni de multiples Sa ténacité et son aptitude à commander,
occasions de faire marche arrière. Ainsi, en Clärenore Stinnes les doit à son père : Hugo
mars 1928, aux portes du désert de Gobi, tout Stinnes. Cet ingénieur, businessman féroce,
enjoignait à la prudence et au renoncement : avait construit, dans les années 1890 à partir
il était notoire que de redoutables bandits y de la Ruhr, un véritable empire industriel. Au
sévissaient. Les deux aventuriers s’élancèrent faîte de sa réussite, il était l’un des hommes les
pourtant le long de la Route de la soie et… plus riches du monde et employait 600 000 per-
tombèrent sur des brigands à cheval qui les sonnes. À la maison, ce père de sept enfants se
poursuivirent longtemps : « Nous restâmes voulait progressiste. Filles et garçons étaient
sur nos gardes durant des kilomètres et des kilo- traités également. Il confia d’ailleurs à Clärenore,
mètres. » En panne, ils réparent leur monture à dont il appréciait la vivacité d’esprit, un poste
quatre roues en un temps record et échappent de confiance dans son groupe.
finalement au pillage Mais à sa mort, en
et à la mort. 1924, Clärenore est
évincée de l’entre-
Un père prise, d’ailleurs vite
progressiste menée à la faillite par
Cinq mois plus tard, Cinq mois plus tard, la ses frères. Pour son
la cordillère des cordillère des Andes faillit projet, elle n’obtient
Andes faillit avoir avoir leur peau. Perdus pas un kopeck de sa
leur peau. Perdus dans une vallée du Pérou, famille. Elle s’acharne
dans une vallée du ils se retrouvèrent piégés seule à trouver des
Pérou, ils se retrou- dans un dédale de pierres sponsors, parvient à
vèrent piégés dans tranchantes. lever 100 000 reich-
un dédale de pierres smarks et à récupérer
tranchantes. « Des deux véhicules neufs :
larmes de désespoir une « berline » et un
coulaient sur nos joues. petit camion. Quel
Nous dûmes soulever l’arrière de la voiture d’in- est donc ce feu qui l’anime ? La jeune pilote
nombrables fois. La soif nous torturait. C’était est habitée par un désir de liberté. C’est ce
insoutenable. Nous en vînmes à boire l’eau du qu’elle écrit dans son récit de voyage, Im Auto
radiateur », écrira Carl-Axel Söderström dans durch zwei Welten (non traduit) : « Aussi loin
son journal intime. La voiture immobilisée, ils que je m’en souvienne, j’ai toujours eu le désir
continuèrent à pied... « Nous pleurions comme d’aventure… En moi se nichait l’envie du grand
des enfants, nos chaussures s’étaient déchirées sur inconnu […]. En dépit de tous les efforts appliqués
les pierres, poursuit-il. Les pieds nous brûlaient de ma mère pour éveiller chez moi l’amour des
à chaque pas. Par endroits, nous avancions à travaux féminins, le désir d’autres choses prédo-
quatre pattes. Nous salivions, croyant voir de l’eau minait toujours. Lorsque je devais l’aider pour la
partout... » Après 50 kilomètres de « marche » couture, je recherchais tous les prétextes possibles
dans le désert, ils atteignirent enfin un village pour y échapper. »
– leur salut.

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