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LES INFRÉQUENTABLES LES INFRÉQUENTABLES
Clärenore Clärenore en 1926
au volant de l’Aga,
à fondStinnes la voiture avec laquelle
elle va traverser la Russie.
la caisse
À 24 ans, elle inflige une dégelée à ses adversaires masculins
lors d’un rallye international. Puis, cumulant les victoires,
Clärenore Stinnes se lance, deux ans plus tard, dans un tour du
monde en voiture.Le premier du genre.
Au cœur d’une Sibérie figée par l’hiver, non Clärenore Stinnes. Une Allemande qui un bateau : Pérou, Bolivie, Argentine, Chili... à la maison. Certainement pas de parcourir le
loin d’Irkoutsk, une femme de 27 ans s’apprête porte un projet fou : réaliser le premier tour Ils boucleront leur tour à Berlin, en juin 1929, monde au volant d’un engin motorisé.
à tenter l’impossible : traverser le lac Baïkal du monde en voiture. Clärenore a pris la après 49 244 kilomètres de joies et de galères.
en voiture. Nous sommes le 7 février 1928, la route à Francfort, un jour de mai 1927, avec Les difficultés et les recommandations,
température avoisine – 40 °C. Accompagnée de deux véhicules et trois compagnons – deux Pour comprendre l’audace absolue de ce Clärenore n’en a cure. Sur la route, dès le début,
son copilote, la jeune intrépide se présente sur mécaniciens et un caméraman. En quelques voyage, il faut se replonger dans les années 1920. la jolie blonde au look de garçonne – cheveux
la rive et fait face à un chaos de blocs de glace. mois, le petit convoi a traversé les Balkans, À cette époque, l’industrie automobile ne pro- courts, pantalon, chemise, cravate – est la
La voiture commence à se frayer un passage l’Anatolie, la Syrie, le Liban, l’Irak, l’Iran. Puis a duit que des voitures sommaires et citadines : meneuse : elle fixe les objectifs, cravache ses
sur la mer gelée. Bientôt, un bruit sourd et repiqué vers le nord, à travers le Caucase, pour peu maniables, elles tiennent passablement la compagnons, met la main à la pâte à chaque
funèbre déchire le silence hivernal et résonne rejoindre l’Union soviétique. Après l’abandon route, freinent mal, usent les dos, les épaules panne, accident, bivouac... « Elle devait être faite
dans les montagnes alentour. C’est la glace qui des deux mécaniciens pour cause de fatigue et et réclament une attention de tous les instants. en acier, elle endurait tout, sans se plaindre »,
se fissure. La pilote met alors les gaz, bondit, de maladie, Clärenore a poursuivi l’aventure dira d’elle Söderström, lui qui, tant de fois,
glisse, et atteint, par miracle, l’autre rive. en Sibérie, accompagnée du seul caméraman : La deuxième difficulté est d’ordre logistique : a voulu jeter l’éponge. « Résignation » est un
Endurance à toute épreuve Carl-Axel Söderström. Le lac Baïkal passé, le en dehors de l’Europe occidentale, les routes mot qui ne fait tout simplement pas partie du
Cette jeune femme que rien n’arrête, c’est duo traversera la Mongolie, la Chine, la Corée. et les stations-service sont inexistantes, les vocabulaire de Clärenore.
Et de l’autre côté du Pacifique, ils prendront cartes peu précises. Enfin, Clärenore est céli-
bataire : son milieu, la grande bourgeoisie, lui Pourtant, le voyage a fourni de multiples
prescrit un mariage, des enfants, une vie oisive occasions de faire marche arrière. Ainsi, en
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LES INFRÉQUENTABLES LES INFRÉQUENTABLES
mars 1928, aux portes du désert de Gobi, tout Stinnes. Cet ingénieur, businessman féroce,
enjoignait à la prudence et au renoncement : avait construit, dans les années 1890 à partir
il était notoire que de redoutables bandits y de la Ruhr, un véritable empire industriel. Au
sévissaient. Les deux aventuriers s’élancèrent faîte de sa réussite, il était l’un des hommes les
pourtant le long de la Route de la soie et… plus riches du monde et employait 600 000 per-
tombèrent sur des brigands à cheval qui les sonnes. À la maison, ce père de sept enfants se
poursuivirent longtemps : « Nous restâmes voulait progressiste. Filles et garçons étaient
sur nos gardes durant des kilomètres et des kilo- traités également. Il confia d’ailleurs à Clärenore,
mètres. » En panne, ils réparent leur monture à dont il appréciait la vivacité d’esprit, un poste
quatre roues en un temps record et échappent de confiance dans son groupe.
finalement au pillage et à la mort. Mais à sa mort, en 1924, Clärenore est évin-
cée de l’entreprise, d’ailleurs vite menée à la
Un père faillite par ses frères.
progressiste Pour son projet, elle
Cinq mois plus tard, n’obtient pas un
la cordillère des kopeck de sa famille.
Andes faillit avoir Elle s’acharne seule
leur peau. Perdus Cinq mois plus tard, la à trouver des spon-
dans une vallée du cordillère des Andes faillit sors, parvient à lever
Pérou, ils se retrou- 100 000 reichsmarks
vèrent piégés dans avoir leur peau. Perdus et à récupérer deux En novembre 1928,
un dédale de pierres dans une vallée du Pérou, véhicules neufs : sa voiture, une Aigle standard 6, est immobilisée dans
tranchantes. « Des une « berline » et un
larmes de désespoir ils se retrouvèrent piégés petit camion. Quel la boue sur la route entre le Pérou et la Bolivie.
coulaient sur nos joues. dans un dédale de pierres est donc ce feu qui
tranchantes.
Nous dûmes soulever l’anime ? La jeune le sport automobile un moyen de s’affranchir. tarasun, un alcool de lait de jument fermenté :
l’arrière de la voiture pilote est habitée par Elle gagne de nombreuses courses, s’imposant « La boisson la plus dégoûtante que j’aie jamais
d’innombrables fois. un désir de liberté. devant les hommes. Le volet ethnologique du goûtée… » Les peuples et les paysages observés
La soif nous torturait. C’était insoutenable. Nous C’est ce qu’elle écrit dans son récit de voyage, voyage la passionne également. À son départ, à ont, quant à eux, été savamment capturés par la
en vînmes à boire l’eau du radiateur », écrira Im Auto durch zwei Welten (non traduit) : « Aussi un journaliste qui lui demande si elle ne craint caméra de Söderström, qui, de retour au pays,
Carl-Axel Söderström dans son journal intime. loin que je m’en souvienne, j’ai toujours eu le désir pas les dangers, elle répond : « Pas le moins du en a tiré un film étonnant.
La voiture immobilisée, ils continuèrent à d’aventure… En moi se nichait l’envie du grand monde ! Je serai absorbée par toutes les nouvelles
pied... « Nous pleurions comme des enfants, nos inconnu […]. En dépit de tous les efforts appliqués choses que je vais rencontrer… » Et en effet, même Avec son tour du monde réussi, Clärenore
chaussures s’étaient déchirées sur les pierres, pour- de ma mère pour éveiller chez moi l’amour des si elle dut maintes fois calmer la terreur que sa Stinnes posa donc un jalon dans l’histoire de l’au-
suit-il. Les pieds nous brûlaient à chaque pas. Par travaux féminins, le désir d’autres choses prédo- voiture suscitait, Miss Stinnes sut goûter aux tomobile. Son exploit n’a pourtant pas marqué
endroits, nous avancions à quatre pattes. Nous minait toujours. Lorsque je devais l’aider pour la us et coutumes. La partie russe de son voyage les annales, comme l’a fait, à la même époque,
salivions, croyant voir de l’eau partout... » Après couture, je recherchais tous les prétextes possibles semble avoir été la plus intense : elle accompagna la traversée de l’Atlantique en avion par Saint-
50 kilomètres de « marche » dans le désert, pour y échapper. » les Bouriates, une ethnie de Sibérie, dans des Exupéry. Pas revancharde pour deux sous, cette
ils atteignirent enfin un village – leur salut. parties de chasse hivernales au cerf et à l’ours, optimiste tourna la page et s’appliqua à vivre
Sa ténacité et son aptitude à commander, Voyage et ethnologie les observa manger les tripes crues de leurs libre. Söderström devint son compagnon de vie.
Clärenore Stinnes les doit à son père : Hugo En grandissant, Clärenore a donc trouvé dans prises ; elle se saoula de vodka et fit honneur au Ensemble, ils montèrent une ferme en Suède.
Et coulèrent des jours laborieux et heureux. U
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Clärenore Clärenore en 1926
au volant de l’Aga,
à fondStinnes la voiture avec laquelle
elle va traverser la Russie.
la caisse
À 24 ans, elle inflige une dégelée à ses adversaires masculins
lors d’un rallye international. Puis, cumulant les victoires,
Clärenore Stinnes se lance, deux ans plus tard, dans un tour du
monde en voiture.Le premier du genre.
Au cœur d’une Sibérie figée par l’hiver, non Clärenore Stinnes. Une Allemande qui un bateau : Pérou, Bolivie, Argentine, Chili... à la maison. Certainement pas de parcourir le
loin d’Irkoutsk, une femme de 27 ans s’apprête porte un projet fou : réaliser le premier tour Ils boucleront leur tour à Berlin, en juin 1929, monde au volant d’un engin motorisé.
à tenter l’impossible : traverser le lac Baïkal du monde en voiture. Clärenore a pris la après 49 244 kilomètres de joies et de galères.
en voiture. Nous sommes le 7 février 1928, la route à Francfort, un jour de mai 1927, avec Les difficultés et les recommandations,
température avoisine – 40 °C. Accompagnée de deux véhicules et trois compagnons – deux Pour comprendre l’audace absolue de ce Clärenore n’en a cure. Sur la route, dès le début,
son copilote, la jeune intrépide se présente sur mécaniciens et un caméraman. En quelques voyage, il faut se replonger dans les années 1920. la jolie blonde au look de garçonne – cheveux
la rive et fait face à un chaos de blocs de glace. mois, le petit convoi a traversé les Balkans, À cette époque, l’industrie automobile ne pro- courts, pantalon, chemise, cravate – est la
La voiture commence à se frayer un passage l’Anatolie, la Syrie, le Liban, l’Irak, l’Iran. Puis a duit que des voitures sommaires et citadines : meneuse : elle fixe les objectifs, cravache ses
sur la mer gelée. Bientôt, un bruit sourd et repiqué vers le nord, à travers le Caucase, pour peu maniables, elles tiennent passablement la compagnons, met la main à la pâte à chaque
funèbre déchire le silence hivernal et résonne rejoindre l’Union soviétique. Après l’abandon route, freinent mal, usent les dos, les épaules panne, accident, bivouac... « Elle devait être faite
dans les montagnes alentour. C’est la glace qui des deux mécaniciens pour cause de fatigue et et réclament une attention de tous les instants. en acier, elle endurait tout, sans se plaindre »,
se fissure. La pilote met alors les gaz, bondit, de maladie, Clärenore a poursuivi l’aventure dira d’elle Söderström, lui qui, tant de fois,
glisse, et atteint, par miracle, l’autre rive. en Sibérie, accompagnée du seul caméraman : La deuxième difficulté est d’ordre logistique : a voulu jeter l’éponge. « Résignation » est un
Endurance à toute épreuve Carl-Axel Söderström. Le lac Baïkal passé, le en dehors de l’Europe occidentale, les routes mot qui ne fait tout simplement pas partie du
Cette jeune femme que rien n’arrête, c’est duo traversera la Mongolie, la Chine, la Corée. et les stations-service sont inexistantes, les vocabulaire de Clärenore.
Et de l’autre côté du Pacifique, ils prendront cartes peu précises. Enfin, Clärenore est céli-
bataire : son milieu, la grande bourgeoisie, lui Pourtant, le voyage a fourni de multiples
prescrit un mariage, des enfants, une vie oisive occasions de faire marche arrière. Ainsi, en
89
LES INFRÉQUENTABLES LES INFRÉQUENTABLES
mars 1928, aux portes du désert de Gobi, tout Stinnes. Cet ingénieur, businessman féroce,
enjoignait à la prudence et au renoncement : avait construit, dans les années 1890 à partir
il était notoire que de redoutables bandits y de la Ruhr, un véritable empire industriel. Au
sévissaient. Les deux aventuriers s’élancèrent faîte de sa réussite, il était l’un des hommes les
pourtant le long de la Route de la soie et… plus riches du monde et employait 600 000 per-
tombèrent sur des brigands à cheval qui les sonnes. À la maison, ce père de sept enfants se
poursuivirent longtemps : « Nous restâmes voulait progressiste. Filles et garçons étaient
sur nos gardes durant des kilomètres et des kilo- traités également. Il confia d’ailleurs à Clärenore,
mètres. » En panne, ils réparent leur monture à dont il appréciait la vivacité d’esprit, un poste
quatre roues en un temps record et échappent de confiance dans son groupe.
finalement au pillage et à la mort. Mais à sa mort, en 1924, Clärenore est évin-
cée de l’entreprise, d’ailleurs vite menée à la
Un père faillite par ses frères.
progressiste Pour son projet, elle
Cinq mois plus tard, n’obtient pas un
la cordillère des kopeck de sa famille.
Andes faillit avoir Elle s’acharne seule
leur peau. Perdus Cinq mois plus tard, la à trouver des spon-
dans une vallée du cordillère des Andes faillit sors, parvient à lever
Pérou, ils se retrou- 100 000 reichsmarks
vèrent piégés dans avoir leur peau. Perdus et à récupérer deux En novembre 1928,
un dédale de pierres dans une vallée du Pérou, véhicules neufs : sa voiture, une Aigle standard 6, est immobilisée dans
tranchantes. « Des une « berline » et un
larmes de désespoir ils se retrouvèrent piégés petit camion. Quel la boue sur la route entre le Pérou et la Bolivie.
coulaient sur nos joues. dans un dédale de pierres est donc ce feu qui
tranchantes.
Nous dûmes soulever l’anime ? La jeune le sport automobile un moyen de s’affranchir. tarasun, un alcool de lait de jument fermenté :
l’arrière de la voiture pilote est habitée par Elle gagne de nombreuses courses, s’imposant « La boisson la plus dégoûtante que j’aie jamais
d’innombrables fois. un désir de liberté. devant les hommes. Le volet ethnologique du goûtée… » Les peuples et les paysages observés
La soif nous torturait. C’était insoutenable. Nous C’est ce qu’elle écrit dans son récit de voyage, voyage la passionne également. À son départ, à ont, quant à eux, été savamment capturés par la
en vînmes à boire l’eau du radiateur », écrira Im Auto durch zwei Welten (non traduit) : « Aussi un journaliste qui lui demande si elle ne craint caméra de Söderström, qui, de retour au pays,
Carl-Axel Söderström dans son journal intime. loin que je m’en souvienne, j’ai toujours eu le désir pas les dangers, elle répond : « Pas le moins du en a tiré un film étonnant.
La voiture immobilisée, ils continuèrent à d’aventure… En moi se nichait l’envie du grand monde ! Je serai absorbée par toutes les nouvelles
pied... « Nous pleurions comme des enfants, nos inconnu […]. En dépit de tous les efforts appliqués choses que je vais rencontrer… » Et en effet, même Avec son tour du monde réussi, Clärenore
chaussures s’étaient déchirées sur les pierres, pour- de ma mère pour éveiller chez moi l’amour des si elle dut maintes fois calmer la terreur que sa Stinnes posa donc un jalon dans l’histoire de l’au-
suit-il. Les pieds nous brûlaient à chaque pas. Par travaux féminins, le désir d’autres choses prédo- voiture suscitait, Miss Stinnes sut goûter aux tomobile. Son exploit n’a pourtant pas marqué
endroits, nous avancions à quatre pattes. Nous minait toujours. Lorsque je devais l’aider pour la us et coutumes. La partie russe de son voyage les annales, comme l’a fait, à la même époque,
salivions, croyant voir de l’eau partout... » Après couture, je recherchais tous les prétextes possibles semble avoir été la plus intense : elle accompagna la traversée de l’Atlantique en avion par Saint-
50 kilomètres de « marche » dans le désert, pour y échapper. » les Bouriates, une ethnie de Sibérie, dans des Exupéry. Pas revancharde pour deux sous, cette
ils atteignirent enfin un village – leur salut. parties de chasse hivernales au cerf et à l’ours, optimiste tourna la page et s’appliqua à vivre
Sa ténacité et son aptitude à commander, Voyage et ethnologie les observa manger les tripes crues de leurs libre. Söderström devint son compagnon de vie.
Clärenore Stinnes les doit à son père : Hugo En grandissant, Clärenore a donc trouvé dans prises ; elle se saoula de vodka et fit honneur au Ensemble, ils montèrent une ferme en Suède.
Et coulèrent des jours laborieux et heureux. U
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