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e avait aimé un homme une fois, une fois seulement. Pour rien
au monde elle ne changerait sa vie sentimentale. Des femmes, des
femmes, des femmes et un homme une fois, une fois seulement.
Mai 1947, la canicule écrasait Paris. Marge était nu-pieds sur les
pavés de bord de Seine. Son corps avait 17 ans. Son esprit telle-
ment plus déjà. Adossée à un muret face au fleuve, son carnet se
remplissait de notes diverses et variées. Un visage qui l’interpel-
lait, un oiseau qui boitait, un chapeau qui s’envolait. La légèreté
du printemps faisait se soulever les robes trop fines. Tout n’était
que clichés de Sabine Weiss. Ombre et lumière, eau et reflet,
mouvement aux sourires éternels. Elle savait pourquoi ses parents
l’avaient envoyée chez son « oncle de la capitale ». Tous avaient
conscience que sa beauté serait sa meilleure façon de travailler.
Elle était là, le soir, à partir de 19h, à divertir, à danser et parfois à
se laisser aller. Très rapidement elle devint effeuilleuse aux Folies
Bergères.
Sa seule amie, Hélène, était une rescapée des camps de la seconde
guerre. Elles s’étaient tellement désirées. Tout l’excitait quand
elle regardait cette Polonaise aux cheveux tirés, lui dégageant le
front d’un visage laiteux et poupin. Les deux demoiselles parta-
geaient la même chambre dans la grande maison haussmannienne
de Samir, leur faux tonton. Marge souriait encore quand elle se
remémorait le rictus constant de sa colocataire. Elles avaient tou-
jours entretenu un rapport ambigu durant plus de 60 ans, et cela
jusqu’à la mort d’Hélène le 5 août 2017. Quelle triste journée.
Donc en ce 7 mai 1947, Marge attendait les 6 coups de cloche de
Notre-Dame pour se diriger vers le nord de Paris.

Ses tempes grisonnantes s’enfuyaient de son Fedora qu’il portait
comme un mauvais garçon, légèrement incliné sur le côté. Il lui
demanda du feu, ça l’embrasa illico. Cary tenait son clope entre
les premières phalanges de son index et de son majeur. Il cachait
entièrement la partie basse de son faciès quand il tirait une taffe.
Malgré la chaleur, son complet veston était totalement justifié
tant l’odeur du sexe s’en dégageait. Jamais elle ne ressentit au-
tant d’animalité dans l’atmosphère. Il y avait un truc sauvage qui
venait de l’effleurer, ça c’était certain. Chez Cary, tout la rendait

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