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ge - 1947

En atterrissant à l’aéroport international Liberty de Newark, le
25 juin 1947, Marge n’en croyait pas ses yeux. Elle était à New
York, elle, la petite Marocaine qui jusqu’à ses 15 ans ne faisait
qu’un seul repas par jour. Elle qui avait connu le bombardement
de Casablanca et le massacre d’une partie de sa famille par la
France, le jour de ses 7 ans. Elle qui vit partir ses frères en 1942,
pour défendre ce pays qui avait tué son père. Yaya avait côtoyé
tant d’horreurs dans sa première vie, tant de morts, tant de tris-
tesse, tant de solitude. Elle qui était allée en Europe vendre son
charme et reprendre à ce vieux continent ce qu’il lui avait volé.
Son honneur. Son amour d’elle-même.
Marge posa un pied déterminé sur l’infini tarmac déjà bouillant
à 8 heures du matin. Une Packard Custom Super Clipper Limou-
sine l’attendait quasiment sous l’aile du Zinc. Le chauffeur la
reconnut immédiatement et s’empressa de lui ouvrir la portière
droite, prit sa valise, son sac de cabine, lui fit signe de s’installer
confortablement et lui offrit un rafraîchissement beaucoup trop
sucré pour porter ce nom. Cette voiture était d’une élégance rare.
La sellerie était recouverte d’un velours bleu marine et toutes
les coutures et autres éléments de finition rutilaient comme de
l’or fin. Un accotoir séparait la banquette arrière en deux parties.
Au sol pouvait légèrement s’incliner un repose-pied afin d’avoir
la position idéale pour se détendre. Le tour des fenêtres était en
noyer et le plafonnier sentait la fleur d’oranger. Sam lui demanda
en français si tout allait bien. Elle fit un signe de tête accompagné
d’un grand sourire dans le rétroviseur. Aucun mot ne pouvait sor-
tir de son corps.
Il y avait une petite heure de route avant d’arriver à l’appartement
de Cary au cœur de Manhattan. Sur un panneau rouge et bleu était
centré Interstate New Jersey 95. Marge ne cligna pas ses pau-
pières durant tout le trajet. Elle était sur une autre planète. C’était
tellement bon. Pas une seconde elle ne regretta que ça soit son
amoureux qui ne vienne la chercher. Elle avait besoin d’être seule
pour réussir à encaisser une telle charge d’émotions. Le prendre
dans ses bras et sentir l’odeur de sa nuque la démangeait, mais

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